III. DOCUMENTS ET SOURCES D’ÉTUDES
1. L’IMPRÉCISION DES SOURCES ANTIQUES ET LES DIFFICULTÉS DE L’ÉTUDE.
Auteurs grecs et latins nomment fréquemment les Celtes à cause des relations ou des luttes qui les ont mis en contact avec le monde classique. Pendant presque deux cents ans Rome a vécu dans la peur gauloise, le tumultus gallicus et, de 390 à 52 avant notre ère les hostilités n’ont connu que de brèves accalmies. Quant aux rapports, commerciaux plus que militaires, des Celtes et des Grecs, leurs origines se perdent dans la nuit des temps : dès le VIe siècle avant notre ère les Hellènes avaient fondé Marseille (Massalia) tandis que les côtes de l’Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord étaient parcourues par leurs navigateurs en quête d’ambre et d’étain.
Que l’on consulte le recueil de Cougny, Extraits des auteurs grecs concernant l’histoire et la géographie des Gaules (six volumes, Paris, 1878-1892), ou celui de Holder, Altceltischer Sprachschatz (trois volumes, Leipzig, 1896-1917), l’ensemble est imposant et des auteurs comme César, Tite-Live, Tacite du côté latin, Strabon, Diodore de Sicile, Ptolémée du côté grec, sont fondamentaux pour la connaissance de l’antiquité celtique.
Toutes ces sources ont aussi et surtout une qualité première : elles sont rédigées dans des langues, latin et grec, relativement familières aux érudits européens et elles sont, de ce seul fait, l’information privilégiée. Du plus loin que remontent leurs études, les historiens de l’antiquité les ont lues, apprises, commentées, exploitées. C’est depuis très peu de temps, vingt ou trente ans tout au plus, que l’on a tenté des critiques systématiques. Mais si l’on adopte un point de vue extérieur à la vision ou à la présentation classique des choses et des gens on s’aperçoit très vite que les sources antiques traitant des Celtes sont d’une dangereuse et constante imprécision. César, tout le premier, qui a attribué, avec raison, la première place aux druides dans sa rapide description de la société gauloise au Livre VI du De Bello Gallico ; qui, en outre, a fréquenté longuement le plus influent des Éduens, le druide Diviciacus, n’en dit pas un mot dans tout le reste de l’ouvrage. Le fait ne manque pas de surprendre.
Et ce ne sont pas que des détails. César, encore, a reconstitué à la mode antique les discours des chefs gaulois délibérant en leurs conseils. Mais Vercingétorix ou Critognatus parlent comme des rhéteurs latins. Ce n’est en rien comparable à la vivacité, à la rapidité et à l’emphase inscrites dans la structure naturelle des langues celtiques. Et quand César, encore et toujours, propose une description topographique d’un site gaulois, Alesia, Gergovie, Uxellodunum, sa description est assez vague pour faire naître d’interminables querelles quant à la localisation et à l’identification du site. Il faut le jugement des fouilles archéologiques pour trancher.
L’un des écrits les plus fantaisistes est celui de Polybe qui raconte sérieusement que les épées des Gaulois, dès qu’elles avaient porté un coup, étaient faussées, tordues au point que le combattant devait les redresser. L’assertion est en contradiction formelle avec les capacités extraordinaires des métallurgistes ou forgerons celtiques. Elle a pour origine manifeste les épées repliées des sépultures, restant à la disposition des guerriers défunts mais inutilisables pour les vivants, ou bien encore les armes détruites volontairement lors de cérémonies sacrificielles.
Il est indispensable de tenir compte du fait que tout ce qui n’était pas méditerranéen était, pour les Grecs et les Latins, un peu ce qu’étaient l’Afrique équatoriale ou l’Asie centrale pour les Européens du moyen-âge : on préférait souvent recopier ce qu’en avaient dit des devanciers plutôt que de courir les risques d’un voyage au long cours. On s’est contenté facilement de l’image stéréotypée des grands Gaulois aux cheveux blonds (décolorés par le savon !) et portant d’énormes quantités de torques ou de bijoux d’or (ou plutôt de bronze brillant n’ayant pas encore la patine des objets enfouis depuis des siècles) sans penser que tout l’or de l’Europe n’y aurait pas suffi.
Plus d’un auteur a ainsi compilé ses sources ou s’est fié à des assertions dont il n’était pas en mesure de vérifier la véracité. Et il arrive que de telles compilations aient encore force de loi, vérités auxquelles personne ne touche. En outre nous sommes gênés par le fait que les auteurs classiques ont décrit surtout la partie du monde celtique la plus proche de leur habitat : les Celtes de Tite-Live sont ceux de la Gaule cisalpine ; ceux de Polybe et de Strabon sont surtout ceux de la Gaule du Sud et de l’Espagne ; les Grecs racontent leurs démêlés avec les Celtes danubiens et d’Asie Mineure. Or, ce sont les peuples des régions périphériques qui ont été les plus accessibles et les plus perméables à l’influence politique, culturelle et commerciale de la Grèce et de Rome, ceux qui ont été conquis, soumis, assimilés en premier. Au deuxième siècle avant notre ère, quand la Gaule cisalpine se latinise rapidement, grâce à la colonisation romaine et que la Gaule méridionale s’hellénise peut-être encore plus vite, les îles Britanniques et le nord de la Gaule sont, pour un siècle et demi encore, des terres quasi inexplorées.
Il faut tenir compte enfin des méthodes des écrivains et des historiens antiques, encore qu’un Thucydide, un Pausanias ou un Tite-Live soient infiniment plus modernes qu’un hagiographe mérovingien ou un historien irlandais du XVIIe siècle : des informations qui nous paraissent erronées ont passé dans les annales parce qu’il n’est venu à personne, quand elles ont été consignées, l’idée de les contrôler. Les sources du Danube sont par exemple placées chez les Celtes par Hérodote vers le milieu du Ve siècle, tandis que Massalia (Marseille) a été fondée en Ligurie d’après Hécatée de Milet. La documentation grecque était lacunaire et les sources du Danube étaient moins connues que le cours inférieur du fleuve. L’information serait donc intéressante, à condition que le nom de Celtes, dans l’idée d’Hérodote, soit appliquée à un groupe ethnique précis. Or la précision n’existe pas : au IVe siècle les Grecs distinguent en effet quatre peuples barbares (c’est-à-dire ne parlant pas le grec) : les Celtes, les Scythes, les Perses et les Lybiens. Les Germains sont confondus avec les Celtes et ils le seront pendant longtemps encore.
Les Grecs ne se soucient pas davantage de distinctions internes et ce sont les modernes qui ont tort quand ils croient judicieux de distinguer, dans la terminologie gréco-latine, entre Celtæ, Galatæ et Galli. Les Galates sont des Gaulois suivant une dénomination grecque, sans plus : ils n’habitent pas obligatoirement la Galatie d’Asie Mineure ; et les Galli sont des Gaulois suivant une dénomination latine. Mais les Celtæ aussi sont des Gaulois de Gaule. Inversement nous devons nous souvenir que les Celtes de Grande-Bretagne et d’Irlande ne se sont jamais appelés Celtes eux-mêmes mais simplement Irlandais, Gallois, Bretons, du nom de la communauté à laquelle ils appartiennent. Ils ont ignoré toute dénomination ethnique générale et il a fallu les écrits des érudits des XVIIIe et XIXe siècles pour qu’on y pensât. De toute façon la nomination, que ce soit celle d’une ethnie ou d’une personne, est pour les Celtes, comme pour tous les Indo-Européens, une affaire religieuse.
En général cependant, malgré une évidente tendance à l’exotisme ou à la naïveté, voire à l’exagération, toutes les informations antiques doivent au moins être prises en considération. Il s’en faut certes de beaucoup que les auteurs anciens aient tous tout compris, surtout dans le domaine religieux où leur incapacité est patente, mais on n’a pas le droit de les récuser sans preuve ou sans soupçon sérieux de leur erreur. La géographie de Ptolémée est ainsi très précieuse pour tous les celtisants : sur l’Irlande et la Grande-Bretagne antiques ses renseignements sont uniques et irremplaçables. On possède aussi un élément de vérification de l’authenticité des indications du périple massaliote (traduit en vers latins par Rufus Avienus au IVe siècle de notre ère) dans les noms de l’Irlande, Ierne, et de la Grande-Bretagne, Albio, transmis en grec sous une forme archaïque, laquelle recoupe les plus vieilles dénominations goidéliques des îles ; Eriu et Alba. Nous devons conjointement à Pythéas et à César (et il est peu probable que César ait emprunté) le nom le plus récent des îles Britanniques, Priteni, où l’on reconnaît le vieux nom gallois Prydein et la Britannia des Latins, laquelle est le résultat d’une documentation défectueuse.
Mais il y a peu de récits amples. Aucun ne décrit les Celtes par sympathie ou, à défaut, par curiosité, pas même celle que les naturalistes successeurs de Pline l’Ancien accordent aux animaux et aux plantes. La pauvreté des écrivains anciens est patente quand ils abordent le sujet le plus délicat : la classe sacerdotale des druides. Les quelques alinéas consacrés ici ou là à l’organisation sociale et militaire, au droit public et privé, à la langue, constituent nos seules bases de travail et ce ne sont que des glanures, insignifiantes pour la plupart. Seul César a su décrire, incomplètement dans les détails mais avec une brève exactitude l’ensemble d’une structure sociale et religieuse dont la raison d’être lui échappait.
Les documents épars sont très nombreux, poussière de notules ou de remarques aussi difficiles à classer qu’à utiliser. Loin de manquer d’informations comme les ouvrages généraux le prétendent souvent maladroitement, l’historien, le linguiste, l’archéologue se débattent dans les difficultés que leur valent d’innombrables bribes de renseignements, malaisément utilisables à l’état isolé et dont l’infinie fragmentation fait obstacle à toute synthèse. Le celtique est, par excellence, le domaine des faits particuliers, surtout dans les disciplines majeures que sont la linguistique, l’histoire des religions et l’archéologie protohistorique.
2. LES SOURCES CONTINENTALES GRÉCO-ROMAINES CONTEMPORAINES DES CELTES DE L’ANTIQUITÉ.
Les sources d’étude du domaine celtique se subdivisent en deux groupes de nature et de valeur très différentes :
A. LES TEXTES.
Ce sont, d’une part les textes des auteurs grecs et latins, d’autre part les monuments et les inscriptions d’époque gallo-romaine. Ces sources présentent de multiples inconvénients, le premier étant qu’il est difficile d’en faire une anthologie complète et exacte.
Il est aisé en effet d’établir le relevé des principaux auteurs anciens qui mentionnent le nom des druides mais tous les auteurs ne sont pas au même niveau de valeur documentaire et si l’on entreprend de répertorier tous les Græculi ou les Latins de basse époque qui ont fait un jour les mots Celtæ et Galli passer par leur plume, on risque d’accomplir un travail énorme pour de maigres résultats. La preuve en est que jamais personne n’a jusqu’à présent achevé un tel répertoire, même si les notices de Y Altceltischer Sprachschatz ou de la Realencyklopädie sont d’une richesse d’informations et de références hors de portée d’un chercheur isolé.
Le meilleur texte, étant bien entendu qu’il ne saurait pallier l’absence de textes celtiques indigènes, est le De Bello Gallico ou « Guerre des Gaules » de César. Il est encore très discuté et reste très discutable. Mais il y a deux sortes d’informations dans ce livre : premièrement une relation militaire des événements, doublée d’un plaidoyer pro domo à l’usage de quelques lecteurs romains et, dans ce plaidoyer, César explique à la fois les avantages et les difficultés de la conquête ; secondement, sans beaucoup d’importance aux yeux de César mais primordiale pour nous, une suite disparate de renseignements ethnographiques, religieux ou sociologiques dans laquelle le proconsul n’avait aucune raison sérieuse de fausser ou de travestir la vérité. Il faut le prendre tel qu’il est car la coïncidence du schéma fonctionnel des dieux gaulois nommés par César et des principaux dieux de l’Irlande oblige à porter la discussion sur une base singulière : César, ancien flamine de Jupiter, contemporain des druides (il a été, comme Cicéron en relations officielles suivies avec l’un d’eux, l’Éduen Diviciacus) – nonobstant le fait qu’il ne parle jamais des druides ailleurs que dans sa brève description sociologique de la Gaule et qu’il ne dit pas que Diviciacus en était un – n’était-il pas mieux placé que ne le sont les érudits modernes pour parler de la religion celtique ?
Quel que soit l’avis qu’on ait sur lui, quelle que soit la méfiance que l’on éprouve à son égard, il est le seul témoin contemporain ayant eu une vue directe des événements et des choses qu’il décrit. On doit soumettre ses écrits à une critique très serrée, on peut parfois le récuser ou le corriger mais on ne peut jamais se dispenser de le consulter. Il est en tout cas très supérieur aux autres auteurs, que ce soit Pline ou Tite-Live, ou même Tacite, ou encore tous les Grecs, de Strabon à Diodore de Sicile.
B. LES INSCRIPTIONS.
Les autres sources directes d’informations antiques n’intéressent guère que les linguistes et, pour la partie matérielle de la recherche, les épigraphistes. Mais il n’y a pas d’épigraphie gauloise distincte de l’épigraphie gallo-romaine. Les inscriptions gauloises, de France, d’Italie et d’Espagne sont en effet assez nombreuses, mais la plupart sont funéraires et très brèves ; beaucoup sont incomplètes : les formes verbales y sont rares et, en l’état actuel de la recherche, peu nombreuses sont celles qui contiennent un texte sur lequel tout le monde s’accorde. Les plus intéressantes, en France, celles de Chamalières et du Larzac ont donné lieu à de longues discussions et celle du Larzac est malheureusement mutilée. Quant au calendrier de Coligny, deux mille lignes et plus de deux cents mots n’ont livré jusqu’à présent que des fragments de phrases cohérentes et explicables.
Celles d’Espagne sont encore plus difficiles à exploiter pour trois-raisons : parce qu’on n’y a toujours pas fait la part exacte du celtique et de l’ibère ; parce que le celtique est implanté là dans une région périphérique soumise à des influences étrangères (l’écriture ibérique en est la preuve) ; et enfin parce qu’il est malaisé de situer les textes ainsi attestés dans le cadre du celtique commun. L’inscription de Botorrita avec tous ses problèmes de lecture et d’interprétation en est un exemple typique. Comme on ne sait rien, a priori, ni du vocabulaire ni de la syntaxe, on hésite sur la lecture des lettres puis, ayant établi une lecture conjecturale, on hésite sur la coupure des mots, et beaucoup plus encore sur le sens. L’épigraphiste n’est pas celtisant et le celtisant est rarement épigraphiste. Cela finit par ressembler à ce que l’on souhaitait et le texte garde son mystère.
Quant aux inscriptions ogamiques de Grande-Bretagne et d’Irlande, elles remontent au VIe siècle de notre ère et, n’appartenant déjà plus à l’antiquité, elles ne renseignent que très imparfaitement sur le celtique commun. Ordinairement, comme dans les inscriptions gauloises (chronologiquement très antérieures), on lit un ou deux mots, des anthroponymes indiquant la filiation ; il n’y a aucun verbe, pas de phrase construite. En outre, l’écriture ogamique a été entièrement récupérée par le christianisme insulaire pour les inscriptions funéraires fixant le défunt dans son domicile définitif.
Il faut prendre garde aussi aux erreurs graves : la tablette d’exécration de Rom (Deux-Sèvres) que l’on a crue, pendant le demi-siècle qui a suivi sa découverte, rédigée en gaulois – et cela aurait été notre seul texte suivi – est écrite, l’étude épigraphique étant faite, dans le plus pur latin ! Le vocabulaire du calendrier de Coligny, s’il permet enfin d’établir quelques correspondances remarquables avec l’Irlande (la principale est celle du nom du mois de novembre, SAMONIOS / Samain, début de l’année celtique) reste encore plus qu’aux trois quarts inexpliqué et les graffites de La Graufesenque se bornent à indiquer les adjectifs numéraux ordinaux de un à dix. L’inscription dite « testament du Lingon » nous apporte l’adjectif numéral ordinal « quatorzième » (petrudecametos), sans plus. C’est avec des données de ce genre qu’il faut écrire l’histoire des Celtes.
Dans les premiers siècles de notre ère l’épigraphie gallo-romaine apporte un contingent de plusieurs dizaine de milliers d’anthroponymes et de théonymes dont les thèmes sont recoupés par des données toponymiques abondantes (l’Altceltischer Sprachschatz de Holder compte plus de trente mille notices). Et ces noms, désignant quelquefois des personnages de haut rang, se dispersent en des pays aussi éloignés les uns des autres que le Portugal, l’Allemagne, l’Autriche, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie ou la Hongrie, voire la Roumanie, la Pologne, la Tchécoslovaquie ou la Bulgarie. Certains ont à peine changé dans l’évolution du celtique insulaire : le nom de Vercingétorix existe en forme irlandaise originale.
Mais tout cela, par sa nature, ne dispense jamais de patientes recherches. Quand on a par exemple des légendes numismatiques ou des marques de potier, il est obligatoire de connaître les recoupements archéologiques de date et de provenance, faute de quoi aucune identification ou interprétation sérieuse n’est possible. On se souviendra aussi constamment que le seul emploi de l’écriture prouve l’influence classique et qu’il n’y a aucune épigraphie celtique de l’époque de l’indépendance gauloise.
Toutes les conditions étant remplies, toutes les précautions étant prises, il faut alors accorder aux documents épigraphiques l’importance qu’ils méritent : ce sont encore eux seuls qui nous renseignent sur l’anthroponymie des Celtes danubiens et de l’Europe centrale. Ils nous renseignent aussi et enfin, dans toute l’étendue de la Romania occidentale, sur la survie souterraine et tenace de la celticité pendant au moins quatre siècles.
C. LES TOPONYMES.
Les toponymes, hydronymes, oronymes (noms de fleuves et de montagnes) constituent eux aussi des traces sensibles de la présence celtique : très nombreux en Europe occidentale, ils le sont moins en Europe centrale et en Espagne mais on en découvre jusqu’en Pologne et en Roumanie.
Malheureusement, encore une fois, ils n’intéressent que le linguiste spécialisé dans les langues mortes de l’antiquité, comme si la place des Celtes dans le monde avait été repoussée en marge de l’histoire et de la réalité. Au surplus la meilleure toponymie est celle que l’on fait quand on sait la langue et non pas celle – c’est la plus hasardeuse – où l’étude d’un toponyme n’est qu’un des rares moyens de l’appréhender. Trop d’études toponymiques, en Europe occidentale, sont faites par des chercheurs qui ne savent pas les langues celtiques parce qu’ils n’ont jamais eu l’idée ou les moyens de les apprendre. Et comme on a tendance trop souvent à minimiser la part des Celtes dans la chronologie protohistorique, on confond dans la même demi-teinte obscure le substrat préroman et le substrat préceltique inconnu.
Et en toponymie aussi nous sommes loin de tout savoir : il est des noms de villes cités par les auteurs anciens qu’il est impossible de situer sur la carte et il en est d’autres qui ne s’expliquent que par la comparaison des formes anciennes quand elles existent dans des documents suffisamment anciens : Laon, Loudun, Leyde, Lyon proviennent d’un même *Lugudunum par le jeu d’évolutions phonétiques plus ou moins avancées selon les régions. Parfois l’erreur devient la règle ou la communis opinio : le nom usuel des Redones (Rennes) a été malencontreusement refait en Riedones parce qu’on a découvert cette forme (tardive du seul fait de la fracture vocalique e > ie) dans quelques documents épigraphiques. Il s’avère encore par la confrontation de la toponymie et de l’archéologie qu’une ville portant un nom celtique n’est pas antérieure à l’époque romaine : c’est le cas de Kempten (Cambodunum) en Allemagne et de Bregenz (Brigantium) en Autriche. Si la preuve est ainsi faite que le celtique était une langue bien vivante lors de la fondation de ces villes par l’armée romaine du Haut-Empire, le critère philologique y perd en précision chronologique car nous ne savons pas si d’autres toponymes n’ont pas, à notre insu, une origine de ce genre. Un suffixe toponymique tel que -ialo-n (que l’on retrouve dans le gallois iâl « terre ») a même servi très avant dans le haut-moyen-âge à des formations non plus celtiques mais romanes.
Après, il ne reste plus, pour approcher les Celtes continentaux, que les chroniques et l’hagiographie mérovingiennes. Mais quand tout est latinisé ou germanisé, déformé, tronqué, et que les noms de villes ou de personnes deviennent méconnaissables (qui, au VIe siècle avait conscience que le nom des Catalauni > Châlons-sur-Marne, resté dans l’histoire du Bas-Empire dans celui des célèbres « Champs Catalauniques » où Attila fut durement battu, remonte en forme pleine à un gaulois *katu-ver-laveni « les meilleurs au combat » ?) l’histoire celtique est définitivement close. Le seul glossaire gaulois connu, un document tardif du Xe siècle, le glossaire d’Endlicher (du nom de l’érudit autrichien qui l’a découvert) est riche de dix-sept mots, lesquels pourraient passer pour du « celtique tardif » à cause de leur état d’évolution.
Seule l’hagiographie offrirait encore quelque intérêt. Mais les hagiographes de toutes les époques et de tous les lieux ont pour but l’édification du lecteur et la gloire d’un saint personnage. Leurs descriptions du paganisme sont conventionnelles et peu sûres, entachées d’une hostilité systématique. Les noms intéressants sont rares et les survivances celtiques, religieuses ou lexicales sont, quand elles existent, aussi difficiles à discerner qu’à exploiter. Chaque fois qu’on a voulu se servir de textes tardifs comme documents principaux, l’échec a été complet. Mais – et c’est là un point de méthode – il ne faut jamais rejeter a priori un document, quel qu’il soit. En général ce n’est pas le récit d’un hagiographe qui est utile, ce sont les multiples détails qu’il a omis de supprimer dans les sources qu’il a utilisées, quand ils sont confirmés ou corroborés par d’autres sources. La remarque vaut pour tous les pays d’Europe.
D. NÉCESSITÉ DE L’UTILISATION DES SOURCES ANTIQUES.
Il est par conséquent d’autant plus nécessaire d’utiliser les auteurs anciens qu’ils sont irremplaçables. Malheureusement, y compris les meilleurs, pour être contemporains des Gaulois, ils n’en sont pas moins étrangers, séparés des Celtes par la barrière de la langue et de la mentalité. À ce titre ils déforment plus ou moins ce qu’ils rapportent, l’ont mésinterprété ou en parlent avec mépris ou malveillance. Mais ils ont le mérite d’exister. Pline l’Ancien, pour ne citer que lui à propos d’un détail célèbre, insiste sur la cueillette du gui par un druide en robe blanche muni d’une faucille d’or. Cependant il passe rapidement, parce qu’il n’en comprend pas la signification, sur le sacrifice des taureaux qui est, de loin, l’élément le plus important du rituel et il ne peut s’empêcher de conclure par une expression péjorative : tanta gentium in rébus frivolis plerumque religio est « tel est le comportement religieux d’un grand nombre de peuples à l’égard de choses insignifiantes ». Quant au dossier des sacrifices humains reprochés aux Celtes, mieux vaut ne pas l’ouvrir si l’on veut s’éviter le spectacle d’une quintessence de sottise, aussi bien ancienne que moderne. Mais il faut quand même l’ouvrir, parfois, et faire abstraction de la sottise parce que le cas de Pline a valeur exemplaire : le rituel qu’il décrit se rattache – nous le savons par la comparaison irlandaise – à une grande cérémonie d’intronisation royale qui, dans la Gaule du Ier siècle de notre ère, était devenue une survivance sans objet puisque tous les rois avaient disparu.
Aucune des inscriptions gauloises écrites en caractères grecs, latins, ibériques ou étrusques n’apporte un renseignement fondamental sur la religion. L’inscription du Larzac, récemment découverte, a donné lieu à quelques hypothèses sur des « sorcières » gauloises. Mais il faudrait d’abord disposer de lectures sûres, ce qui, une fois de plus, n’est pas encore le cas parce que les débuts et les fins de lignes sont mutilés. D’un autre côté, les inscriptions gallo-romaines ne présentent d’intérêt que dans la mesure où elles contiennent un théonyme ou un anthroponyme remarquable cependant que tout commentaire autre que typologique se fonde sur des hypothèses invérifiables quand on a affaire à un monument anépigraphe.
L’épigraphie et l’iconographie constituent donc, pour notre propos, une source secondaire dont les renseignements doivent être vérifiés avec une attention particulière. Car, du fait de l’époque à laquelle ils apparaissent, l’impression laissée par les monuments peut se révéler trompeuse : le nom du plus grand dieu gaulois Lug (us), n’est fourni ainsi que par la toponymie, avec pour premier témoignage le nom de Lugudunum (Lyon), retrouvé dans trois dédicaces aux dieux Lugoves, l’une à Osma en Espagne Tarragonnaise, la deuxième à Avenches en Suisse et la troisième à Bonn. Il y a aussi des anthroponymes du type Luguselva « servante de Lugus ». Nous savons qu’en interprétation romaine Lugus a été assimilé à Mercure et cela explique le très grand nombre des dédicaces gallo-romaines à cette divinité. César dit aussi que Mercure est le premier dieu du panthéon. Mais, sans la comparaison irlandaise qui apporte le nom, identique, de Lug et plusieurs épisodes mythologiques, nous ne pourrions établir aucune relation certaine entre Lugus et Mercure.
Personne n’a été jusqu’à présent en état de préciser si les représentations plastiques du Jupiter gallo-romain sont des adaptations provinciales du Jupiter officiel romain plutôt que, par suite du syncrétisme de basse époque, la transposition directe de conceptions celtiques relatives à Taranis. Ce dernier nom, suffisamment clair (gallois et breton tarann « foudre, tonnerre »), définit en effet un dieu « jupitérien ». Mais nous ne croyons guère au syncrétisme ainsi formulé et nous ne croyons pas davantage que la religion celtique de haute époque s’est « camouflée » sous des figurations officielles et maladroites. Dans la mesure où elle a survécu clandestinement, sa survie a dépendu de celle de la langue, jusqu’à l’implantation définitive du christianisme. Dès le Ier siècle on constate une résurgence des anthroponymes et des théonymes gaulois, par exemple dans l’inscription si souvent citée des nautes de Paris. Mais la représentation plastique est déjà, en elle-même, la preuve d’une adaptation, au moins superficielle, si ce n’est malhabile, aux conceptions romaines et c’est bien tout ce qu’on pouvait attendre dans un pays administré par des magistrats romains ou romanisés. En outre il est rare qu’on puisse relier directement le nom et la représentation plastique par une simple juxtaposition de l’un et de l’autre. Tous les Jupiters trouvés en Gaule sont-ils des Taranis ? Il serait imprudent de répondre par oui ou par non.
On a discuté aussi à perte de vue de l’étymologie et de l’interprétation du « dieu-bûcheron » Esus, cherchant vainement dans le grec, le latin ou le sanskrit un terme de comparaison. Mais c’est tout simplement un surnom divin signifiant le « meilleur » (cf. l’épithète latine accordée à Jupiter Optimus) par amuissement du v initial du thème *veso-, lequel est la traduction celtique exacte du latin optimus. Tout cela n’offre pas la possibilité d’une synthèse immédiate et facile mais nous convainc au moins que le Jupiter gaulois n’était pas simple. Et si les Gaulois avaient eu un équivalent – ou une traduction – de la triade capitoline ? Cela nous éviterait au moins un Esus de « troisième fonction », dieu de la végétation et de la fécondité.
3. LES SOURCES INSULAIRES MÉDIÉVALES IRLANDAISES ET GALLOISES.
Quand on a épuisé les ressources continentales, ou plutôt, si l’on tient à comprendre ce qu’elles nous offrent, on doit s’intéresser au monde celtique des îles, Grande-Bretagne et Irlande. La romanisation de la Bretagne insulaire entre le premier et le Ve siècle n’a jamais été que superficielle. Elle n’a jamais atteint toute l’île et, s’il a laissé des traces nombreuses et durables, le latin n’a jamais été la langue courante. Il a en tout cas disparu très vite, en tant que langue parlée, après le départ des légions romaines, au début du Ve siècle. L’Irlande, elle, n’a jamais vu un soldat romain et l’influence latine, qui suppose un intermédiaire breton, n’y est sensible qu’avec la christianisation, laquelle n’a pas apporté le latin parlé mais la langue de l’Église, langue liturgique et langue de culture écrite. Le latin d’Irlande, qui n’a jamais été une langue parlée par d’autres personnes que des clercs, est dit « hispérique », langue toute spéciale, truffée de goidélismes et de tournures, métaphoriques ou autres, qui sortent de l’ordinaire.
Les Irlandais n’ont pas eu à souffrir des Völkerwanderungen ou « grandes invasions » de la fin de l’Empire romain. Ils ne connaîtront l’invasion que beaucoup plus tard, avec l’arrivée des Scandinaves à la fin du VIIIe siècle, Norvégiens d’abord, Danois ensuite. Leurs moines auront eu le temps de jouer un rôle dans la renaissance carolingienne et de créer une littérature de langue gaélique. La christianisation de l’Irlande est ainsi, par un étrange paradoxe, l’événement historique qui a été la cause de la conservation du fonds mythologique préchrétien.
On distingue deux groupes de sources insulaires, respectivement irlandaises et galloises. Les plus récentes, les textes gallois, et en particulier les quatre branches du Mabinogi, sont intimement mêlées à la « Matière de Bretagne » qui a enchanté le moyen-âge chrétien à partir du XIIe siècle. Ces récits sont tout à fait dans le style des romans de chevalerie, propres à plaire à un public ayant déjà des goûts littéraires. En revanche les textes irlandais sont beaucoup plus anciens, et ils le sont moins par les dates de transcription que par la facture et l’absence de tout souci de composition ou de style. Ils dépeignent un état de civilisation infiniment plus archaïque que celui de l’époque à laquelle ils ont été couchés par écrit. Publiés tels quels, en traduction littérale, sans explication, ils rebutent à coup sûr les lecteurs contemporains.
A. OBJECTIONS ET PROBLÈMES DE MÉTHODE.
Il faut cependant répondre aux objections que l’on fait habituellement à l’utilisation des sources insulaires :
– Il serait difficile de rapprocher des données historiques remontant à l’antiquité de textes et d’informations dont la majeure partie n’est pas antérieure au XIIe siècle.
Mais un tel argument ne tient pas compte de l’archaïsme foncier de l’Irlande. Quand, dans un récit, il est question d’armes ou d’objets de bronze, on ne peut que s’interroger sur son âge réel. Et si les Celtes avaient déjà été là à l’âge du bronze ? En général la langue des textes est beaucoup plus ancienne que la date de transcription et, quand la langue est rajeunie par une transcription récente, il est rare qu’il ne subsiste pas des traces de formes ou de mots anciens. De toute manière le fonds mythologique est encore beaucoup plus ancien que la langue elle-même. Il est ainsi très fréquent qu’un texte transmis par un manuscrit vers le XIIe ou le XIIIe siècle ait été transcrit pour la première fois vers les VIIe ou VIIIe siècles. Cela se sent dans les textes juridiques auxquels une christianisation immédiate a conservé leur archaïsme. C’est moins sensible dans les textes mythologiques et épiques. Mais ces derniers ont précisément été transcrits plus tardivement parce qu’ils ne présentaient plus, pour les filid ou « poètes », qu’un intérêt légendaire ou pseudo-historique. Quand Georges Dottin faisait remarquer que les idées religieuses des Celtes du moyen-âge irlandais étaient très différentes de celles des Gaulois du temps de César, il avait nécessairement et facilement raison. Mais les transcripteurs n’étaient pas tenus de faire leurs les concepts religieux – d’une tradition morte – véhiculés par les textes mythologiques. Pour eux le Dagda, Étain, Cûchulainn, le roi Conchobar étaient des héros, ou des images, de l’histoire d’Irlande. Les textes irlandais médiévaux sont des récits oraux (scéla) saisis par l’écriture. Ils n’appartiennent à aucune littérature écrite et ils ont été christianisés en une seule fois, ce qu’établissent à la fois les modalités de la transmission et surtout leur ignorance du Purgatoire chrétien, apparu vers le XIIe siècle, bien postérieurement à leur transcription initiale. Il convient aussi d’éviter, à leur endroit, le mot suédois saga qui est propre aux littératures Scandinaves et, comme l’allemand Sage, signifie « légende ».
– La difficulté d’accès est grande parce que l’irlandais ancien est une langue compliquée et mal connue.
N’importe quel linguiste répondra qu’aucune langue en soi, pas même le chinois des mandarins, n’est vraiment difficile. La difficulté n’est pas de comprendre ou d’apprendre mais de s’habituer à une syntaxe et à une morphologie, et surtout à un système de pensée différent. Ainsi considérés, le vieil-anglais, le vieux-haut-allemand, le vieil-islandais, le grec homérique, le sanskrit védique ne sont pas non plus des idiomes que l’on apprend dans des manuels élémentaires dès l’école primaire. Le fait n’est pas spécial au celtique et c’est avant tout une affaire d’enseignement et d’apprentissage personnel.
– Le désordre des faits celtiques serait trop grand pour qu’il soit possible d’y opérer des classements rationnels.
Certes, il est malaisé de ne pas se perdre, au premier contact, dans l’enchevêtrement des thèmes, des schèmes, des motifs et des diverses versions ou rédactions d’un récit. Mais on pourrait en dire tout autant, sinon plus, de la mythologie grecque. Pour un peu, on reprocherait aux filid (« poètes ») irlandais de ne pas nous avoir légué un manuel à jour des théories et des connaissances de notre siècle (ils ont cependant fait de leur mieux !). La difficulté est ici celle de tout profane pénétrant dans un domaine nouveau pour lui. Le domaine celtique n’est, tout bien pesé, ni plus difficile ni plus simple que n’importe quel autre domaine de recherche. Il a, comme les autres, ses problèmes spécifiques. Nous verrons que, tout en manquant apparemment d’ordre, les Irlandais ont multiplié les classifications théoriques et que, pour peu qu’on veuille bien examiner la typologie de certains personnages mythiques ou mythologiques, il est facile de s’orienter.
Ce n’est donc pas généraliser exagérément les inconvénients premiers et superficiels des données irlandaises que de procéder ainsi. Avec un peu de bon sens les problèmes de méthode, tout épineux qu’ils soient, sont vite résolus. La comparaison est une nécessité intrinsèque des études celtiques : non seulement comparaison de deux aires géographiques mais aussi comparaison d’une époque à une autre pour saisir la continuité éventuelle d’une tradition, la résurgence d’une structure ou la persistance d’une mentalité. Il manque surtout l’habitude de la comparaison telle que nous l’avons définie (voir chapitre premier, II, 4).
B. LA CLASSIFICATION.
Selon la classification moderne, la littérature irlandaise médiévale comprend :
– Le cycle mythologique : le texte fondamental en est le Cath Maighe Tuireadh ou « Bataille de Mag Tured » dont on connaît trois versions. Il raconte les origines mythiques de l’Irlande et le combat des dieux ou Túatha Dé Dánann (« gens de la déesse Dana ») contre les démons inhérents à la terre d’Irlande que sont les Fomóire. L’autre texte mythologique fondamental est le Tochmarc Etaine ou « Courtise d’Étain » dont on connaît cinq versions ou rédactions, la cinquième portant un titre différent (Altrom Tige Da Medar « La Nourriture de la Maison des Deux Gobelets »). Il raconte les aventures d’Étain, déesse souveraine et personnification allégorique de l’Irlande, partagée entre l’Autre Monde et le monde terrestre. Un prolongement du cycle mythologique est constitué par la série des Immrama ou « Navigations ». Elles relatent des voyages merveilleux à travers l’océan vers des îles où le temps ne compte pas, où les femmes sont belles et attirantes, où l’on reste éternellement jeune et dont les noms sont variés et significatifs :
Tir na nOg |
« Terre des Jeunes » |
Mag Mór |
« Grande Plaine » |
Tir na mBéo |
« Terre des Vivants » |
Mag Meld |
« Terre du Plaisir » |
Ces récits de navigations, que l’on pourrait qualifier de véritables « parcours initiatiques » ont été beaucoup plus christianisés que le reste du cycle.
– Le cycle héroïque d’Ulster ou Cycle de la Branche Rouge. C’est de loin le cycle le plus vivant et le plus varié et ses personnages, Cûchulainn, l’archétype du héros, Conchobar, souverain d’Ulster, le roi traditionnel, fastueux et généreux, Conall Cernach, le guerrier coupeur de têtes, Fergus, le roi exilé, la reine Medb et son mari Ailill, souverains du Connaught, animent un grand nombre d’aventures et ont des caractères simples mais fortement typés. Le récit le plus remarquable – et aussi le plus long – du cycle est la Táin Bó Cúalnge ou « Razzia des Vaches de Cooley », racontée avec des variantes dans plusieurs manuscrits des XIe et XIIe siècles. À bien des égards, la « Razzia » est comparable à l’Iliade. Les dieux y interviennent fréquemment et elle montre la société celtique dans l’état le plus ancien que nous puissions lui attribuer, celui-là même qui a dû être le sien aux époques de Hallstatt et de La Tène.
– Le cycle de Finn, dit quelquefois par erreur cycle ossianique. C’est le plus récent et le plus remanié. Au contraire du cycle d’Ulster centré sur Cúchulainn, il raconte les aventures innombrables d’une « bande » de guerriers, les Fianna, groupés autour de leur chef Finn (« Blanc ») et de son fils Oisin (« Faon »). C’est ce cycle, dont l’intérêt mythologique, sans être négligeable, est moindre que celui des précédents, qui a servi de modèle et de matière première aux pastiches romantiques de Mac Pherson à la fin du XVIIIe siècle. La raison en est que ses héros ont mieux survécu dans le folklore d’Irlande et d’Écosse que ceux du cycle d’Ulster.
– Le cycle historique, dit parfois cycle des rois. On regroupe sous ce titre généralement toutes les annales irlandaises, lesquelles sont du reste parfaitement légendaires et pseudo-historiques. La principale est une compilation intitulée Lebor Gabála Erenn ou « Livre des Conquêtes de l’Irlande », qui raconte, depuis le Déluge, les aventures des diverses races mythiques (au nombre de cinq) qui ont occupé le pays : races de Partholon, de Nemed, des Fir Bolg, des Túatha Dé Dánann et enfin des fils de Mile ou Gaëls. Partant de là, on ajoute à ce cycle des récits relatifs à des rois d’Irlande dont les diverses annales datent les règnes entre le IIIe siècle avant notre ère et les environs de l’an mil. Mais il y a dans tous ces récits infiniment plus de mythologie que d’histoire.
Il convient d’ajouter, en bref commentaire, que cette classification, toute moderne, ne correspond en rien à celle des Irlandais médiévaux qui rangeaient leurs récits par genres (razzias, sièges, amours, courtises, enlèvements, meurtres, migrations, chasses, exils, etc.). Du point de vue qui nous intéresse d’ailleurs, ni l’une ni l’autre ne sont contraignantes : il y a à peu près autant de mythologie dans le cycle épique d’Ulster que d’épopée dans le cycle mythologique : les personnages s’y comportent à peu près tous identiquement. Mais aucune étude ne se dispense d’un classement des matières ou des thèmes auxquels elle se consacre. Disons cependant que les textes qui nous intéressent le plus sont ceux du cycle mythologique et du cycle d’Ulster.
En regard de la littérature irlandaise qui est le prolongement écrit d’une tradition orale, la littérature galloise présente des traits mythologiques beaucoup moins accentués. Plus récente de fond, beaucoup plus soignée que la prose irlandaise, elle assure la transition entre le simple récit celtique et le conte arrangé au goût du moyen-âge féodal.
Les récits les plus importants sont :
– Les quatre branches du Mabinogi, dites aussi simplement au pluriel les Mabinogion (de mabinog « disciple » ; le mot a trait sans nul doute à l’apprentissage oral des poètes de cour, ultime trace de la tradition préchrétienne) dont le manuscrit le plus connu, le Llyfr Coch Hergest ou « Livre Rouge de Hergest » (avec, en annexe, le Llyfr Gwyn Rhydderch ou « Livre Blanc de Rhydderch »), date du XIIIe siècle mais transmet un texte du XIIe, voire du XIe siècle. Ces quatre branches,
Pwyll, prince de Dyfed,
Branwen, fille de Llyr,
Manawyddan, fils de Llyr,
Math, fils de Mathonwy,
constituent à proprement parler le « cycle mythologique » brittonique. On admet la parenté mythologique de l’Irlande et du pays de Galles et l’opinion courante est qu’elle est due à des emprunts gallois. Mais les emprunts sont une solution trop facile qui doit être rejetée parce que les ressemblances sont telles qu’il est préférable de penser à des origines communes masquées par des différences de traitement. Il est inévitable que le pays de Galles, qui a gardé sa langue, ait conservé aussi des traces nettes de mythologie dans des thèmes littéraires.
– Le cycle arthurien est, approximativement, l’homologue du cycle irlandais d’Ulster. Le roi légendaire Arthur y tient la place du roi Conchobar et son neveu Gwalchmai (le Gauvain des romans arthuriens français) celle de Cúchulainn. Les personnages sont moins primitifs que ceux des textes irlandais et il n’est pas nécessaire de les étudier très longtemps pour y déceler des caractères à peu près identiques. C’est à l’influence française qu’ils doivent le poli de leur apparence. La facture de tout le cycle est beaucoup plus littéraire encore que celle des Mabinogion : ce n’est plus la transcription au mot à mot d’une tradition orale mais une rédaction très élaborée, œuvre de poètes ou d’écrivains raffinés, soignant le style et la narration. C’est dans ces récits (Lludd et Llevelis, Kulhwch et Olwen, le songe de Rhonabwy, le songe de Maxen Wledic, Owen et Llunet, Peredur Ab Evrawc, Gereint et Enid) qu’il faut chercher l’origine de la « Matière de Bretagne ». La différence entre cette Matière et ses origines celtiques est toutefois que les utilisateurs français, anglo-normands ou allemands n’ont eu aucune idée de la valeur mythique de son contenu parce qu’ils se contentaient d’y emprunter ou de transmettre des thèmes littéraires. La légende arthurienne illustre excellemment le passage du mythe au roman.
On mentionnera encore les littératures gnomiques et hagiographiques, très abondantes et Irlande et au pays de Galles. L’hagiographie est aussi la seule littérature ancienne (de langue latine) que possède la Bretagne armoricaine et elle peut réserver d’énormes surprises. La valeur de ces littératures est cependant très inégale. À côté de quelques œuvres originales ce sont surtout des compilations, voire de simples traductions ou adaptations d’ouvrages étrangers : traités d’histoire, d’étymologie, de jurisprudence, de médecine (traductions de travaux étrangers), glossaires, grammaires, vies de saints et recueils divers, à peu près tout ce à quoi touche l’activité humaine. En prose et en vers, cela fait des milliers de pages qui ne sont pas toutes éditées et encore moins traduites. Les littératures comique et bretonne de langue indigène ne doivent être mentionnées que pour mémoire. Elles comprennent seulement, depuis le XVIe siècle, des ouvrages d’édification et de piété. Et même dans ce domaine, sans aucun intérêt pour nous, le comique n’a-t-il presque rien produit. Les œuvres littéraires en breton sont l’exception avant le XIXe siècle. Mais cela ne dispense nullement d’étudier les textes médiévaux bretons sans lesquels toute compréhension du celtique médiéval est imparfaite. La grande originalité de cette langue, tout du moins pour les linguistes, est d’avoir vécu pendant un millénaire dans une oralité presque pure en étroite symbiose avec le français, dont elle a gardé une quantité appréciable d’emprunts médiévaux sortis de l’usage dans la langue d’origine.
4. LES MODALITÉS DE LA COMPARAISON ET LES DIFFICULTÉS DE L’ÉTUDE.
La dissemblance des sources continentales et insulaires est telle que bien rares sont les chercheurs, continentaux et non-celtisants surtout, qui parviennent à surmonter la difficulté initiale qu’elle représente.
Les sources continentales supposent en effet une formation classique à base archéologique (protohistoire et époque gallo-romaine) et épigraphique (d’époque romaine) alors que les documents insulaires sont affaire de médiéviste, de linguiste, de philologue et d’hagiographe. La recherche se ressent durement de ce hiatus : il est des livres qui étudient la religion des anciens Celtes avec pour seul support l’archéologie protohistorique, sans dire un mot de l’Irlande et qui, de ce fait, sont caducs dès leur parution. Il en est d’autres qui étudient la Gaule ou la Grande-Bretagne, ou l’Espagne, ou la Gaule cisalpine, ou la Germanie occidentale, comme si les cultes et les conceptions religieuses dans l’un ou l’autre de ces anciens pays celtiques avaient pu être différents autrement que dans les détails. Et l’on confond dans une unique interprétation toutes les données archéologiques et tous les documents textuels.
La synthèse des disciplines n’est pas faite et la collaboration interdisciplinaire est loin d’être entrée dans les habitudes ou les mœurs érudites et universitaires : des archéologues ont tendance à regarder l’histoire des religions comme une annexe de leurs études (basées sur les monuments et les objets extraits des chantiers de fouilles ou des réserves des musées) et ils ont quelque peine à comprendre que, pour expliquer des faits religieux gaulois, il faille commencer par apprendre des langues aussi lointaines ou mineures que l’irlandais, le gallois et le breton, tandis que les linguistes hésitent, par instinct, à aborder des faits archéologiques complexes qui ne recoupent pas facilement ceux de leur discipline. Hormis quelques oppida du genre de Bibracte, de Manching (en Bavière), du Magdalensberg (en Carinthie) ou de la Heuneburg (dans le Wurtemberg), les sites celtiques ne sont pas non plus l’occasion de découvertes monumentales, comparables à celles de l’archéologie classique de Grèce ou d’Italie. Mais on aurait tort de ne pas exploiter méthodiquement ce qu’ils contiennent. Les « tombes princières » de la zone occidentale de la civilisation de Hallstatt (est de la France, Luxembourg, Allemagne du Sud, Suisse du Nord, Autriche occidentale) en sont la preuve.
Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup que le travail philologique soit terminé : pour nous borner au domaine très restreint des traductions françaises de l’irlandais, toutes celles que d’Arbois de Jubainville, Dottin, Chauviré et deux ou trois autres ont publiées entre 1880 et 1930 sont entièrement à revoir. D’autres, plus récentes, sont fantaisistes et donnent au lecteur une idée fausse du texte. Ce sont parfois des retraductions avec la répétition ou l’aggravation des erreurs de la première traduction anglaise ou allemande, quand ce ne sont pas des résumés incomplets ou tronqués présentés abusivement comme des « aperçus » exhaustifs (voir à ce sujet l’introduction de nos Textes mythologiques irlandais I, Rennes, 1980, pp. 20*-53*). D’une manière générale l’interprétation ou l’exploitation des textes insulaires oblige à disposer d’une riche bibliothèque.
Des méprises fondamentales ajoutent encore à la confusion : la protohistoire des périodes de Hallstatt et de La Tène, dans laquelle on a souvent tendance à minimiser le rôle des Celtes, a été au surplus la parente pauvre, négligée au profit de la préhistoire et de l’archéologie classique. Et bon nombre d’archéologues et d’historiens, pour ne rien dire des linguistes, traitent le domaine celtique comme une annexe très secondaire de la civilisation gréco-romaine.
Il en résulte qu’on interprète plus ou moins les lieux communs des écrivains anciens et qu’on étudie les Celtes au moyen et en fonction de critères étrangers. On introduit dans leur panthéon le compartimentage, la répartition fonctionnelle étroite des divinités gréco-romaines et, surtout, on ne comprend ni l’oralité de leur tradition, prise pour une marque d’infériorité, ni leur conception de la société humaine subordonnant le politique au religieux. On ne voit pas que cette subordination est la condition de l’équilibre des classes et des fonctions sociales. On ne comprend pas davantage que la perte de cet équilibre a été, en mode celtique, la cause de toute la décadence ethnique, militaire et linguistique. Au surplus, du fait de la date à laquelle ils sont attestés, les textes insulaires sont fréquemment rejetés à la frange du « folklore » : on en vient ainsi à concevoir une religion celtique « populaire », naturiste, totémiste ou primitive alors que tout, au contraire, prouve l’existence d’une religion savante, élaborée, pourvue de rituels et de textes sacrés, de doctrines précises.
Une cause supplémentaire d’erreur est enfin inhérente à la transmission antique des informations : bon nombre de témoins grecs et latins, et non des moindres, ont pris pour de l’histoire ce qui n’est que du mythe. Et l’erreur est propagée, aggravée par les modernes qui prennent pour argent comptant tout ce que les anciens ont écrit.
Pour éviter toutes ces embûches, l’érudition, même universitaire, est impuissante si on n’y ajoute pas – faute le plus souvent d’en admettre l’existence – la compréhension profonde d’une structure traditionnelle, sociale et religieuse, dont l’idéologie tri-fonctionnelle est l’un des aspects fondamentaux, et dont tout l’équilibre repose sur l’harmonie souveraine du druide et du roi. Depuis quelques années nous commençons, après bien des tâtonnements, à nous faire une idée de la structure du « panthéon » celtique et nous entrevoyons les conceptions religieuses. Nous en savons déjà assez pour affirmer que les sources insulaires sont indispensables et irremplaçables : l’Irlande est un pays où la civilisation de La Tène perdurait encore au Ve siècle de notre ère, au moins dans l’enluminure et dans la toreutique (ou art du métal), manifestations les plus spectaculaires de l’art celtique insulaire, mais beaucoup plus encore dans la mentalité et dans la façon de concevoir la société. En pleine époque contemporaine les langues celtiques demeurent ce qu’elles sont depuis dix siècles : des langues médiévales très malaisément adaptables aux conditions de la vie moderne ; elles sont fragmentées en dialectes et, de ce fait, elles ne sont guère susceptibles d’être soumises à des normes et à des codifications orthographiques.
On pourrait ajouter qu’au compte de l’hypercritique il faudrait rejeter aussi comme étant de transmission trop tardive la plupart des textes grecs et latins dont rares sont les manuscrits qui remontent plus avant que l’époque carolingienne. Il faudrait rejeter encore tous les textes Scandinaves médiévaux. Le refus de l’utilisation des textes insulaires celtiques est totalement injustifié. Rappelons que ces textes apportent une information destinée à être comparée aux informations continentales et non pas plaquée sur elles.